Guinée: l’obsession de la crise
L'élection présidentielle de 2010 avait suscité de grands espoirs. Mais depuis lors les tensions ethniques s'accroissent et le processus de démocratisation parait menacé, estime Gilles Olakounlé Yabi d'International Crisis Group.
Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond en Guinée. A chaque fois que l’opportunité historique d’un nouveau départ politique, économique et social se présente, des acteurs de premier plan font des efforts surhumains pour l’enterrer au plus vite. C’est dans un contexte de désunion profonde, de tensions politiques, de manifestations étouffées par une répression certes moins meurtrière que par le passé mais toujours musclée que le pays a commémoré le deuxième anniversaire du massacre du stade du 28 septembre. Trois morts tout de même, des bastonnades, des arrestations, des incursions dans les maisons, des étranges apparitions comme celles de chasseurs traditionnels «donzos » qui n’ont rien à faire en pleine ville.
Alpha Condé, élu en décembre 2010
Sous Alpha Condé, élu président en décembre 2010, la Guinée n’a pas encore changé. Ce n’est pas le plus grave. Il eût en effet fallu un rare concours de circonstances pour afficher après neuf mois une rupture radicale. Le vrai problème est que la Guinée du président civil démocratiquement élu Condé est mal partie sur le plan de la stabilité politique, de la cohésion nationale et du respect des libertés publiques. On est encore bien loin du succès guinéen que des diplomates pensaient pouvoir célébrer au moment du transfert de pouvoir d’une junte militaire à un régime civil issu des urnes. Les responsables de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), de l’Union africaine (UA) et du Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest doivent se remobiliser pour la Guinée avant que la promesse de démocratisation ne se transforme en un nouveau mirage.
Nouvelle poussée de fièvre?
D’où est venue la nouvelle poussée de fièvre? Le « collectif des partis politiques pour la finalisation de la transition » avait appelé à des manifestations pacifiques à compter du 27 septembre pour dénoncer le refus du gouvernement de renégocier les conditions d’organisation des prochaines élections législatives. Ce collectif inclut l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de Cellou Dalein Diallo et l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré, les partis des deux principaux rivaux d’Alpha Condé lors de l’élection présidentielle de l’an dernier.
Les points de désaccord touchent à toutes les composantes cruciales du processus : la composition de la commission électorale nationale indépendante, la répartition des tâches entre cette commission et le ministère de l’administration territoriale, la nature du fichier électoral et la date du scrutin qui dépend directement des paramètres précédents. Alors que le gouvernement avait ignoré les demandes formulées par le collectif dans un mémorandum déposé à la mi-août, le président de la commission électorale Lousény Camara, très contesté par l’opposition, annonçait la date du 29 décembre pour la tenue des législatives, une date qui ne pourrait être respectée que si la révision des listes électorales commençait immédiatement et si aucune modification n’était apportée au dispositif électoral actuel. Autrement dit, après avoir tardé à communiquer sur la question des élections législatives, le gouvernement avait décidé de lancer les préparatifs techniques sans rechercher le moindre accord avec les partis politiques importants.
Dialogue de sourds
On pourrait se dire qu’il n’y a là rien d’exceptionnel: ce type de dialogue de sourds entre le gouvernement (et le parti du président) et les partis d’opposition est devenu une tradition dans la majorité des pays africains à l’approche d’échéances électorales. Dans le cas guinéen, la volonté du pouvoir d’aller aux élections à ses conditions est d’autant moins surprenante que le parti présidentiel, le Rassemblement pour la Guinée (RPG) a de bonnes raisons de redouter le scrutin législatif. Vainqueur laborieux de l’élection présidentielle après avoir été distancé au premier tour, Alpha Condé sait que l’UFDG pourrait réaliser un bon résultat lors des législatives et devenir une force incontournable au sein du Parlement.
Il sait également que les autres partis importants négocieront chèrement une possible alliance post-législatives avec le RPG. Pour le président Condé, le scrutin à venir est donc crucial. Cette montée de tension ne relèverait-elle donc pas des ruses normales qu’impliquent la bagarre politique? Convient-il de « taper » sur le jeune régime Condé simplement parce qu’il fait tout pour que la prochaine Assemblée nationale ne vienne pas contrarier si tôt l’exercice plein de son pouvoir?
La Guinée, un pays très fragile
La réponse à cette dernière question est oui. Parce que la Guinée n’est pas un pays africain comme un autre qui se prépare à des élections. C’est un pays très fragile dont le sort préoccupe l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest depuis la longue fin de règne catastrophique de Lansana Conté, décédé en décembre 2008. C’est un pays où des centaines de civils ont été tués pendant des manifestations sous Conté en 2006 et 2007, puis sous Dadis Camara en 2009 en réclamant un « changement » de gouvernance politique et économique.
La rigidité du locataire de la présidence
C’est un pays où la communauté internationale a investi des efforts de médiation conséquents et soutenus pour éviter d’abord une violente crise de succession après le décès de Conté, puis pour contraindre les militaires putschistes à transférer le pouvoir à des autorités politiques civiles élues. Le président Condé a certes consacré l’essentiel de sa vie au combat pour la démocratie, comme il ne manque pas de le rappeler, mais il n’est pas le seul à avoir participé à cette lutte au cours des dernières années. Les mobilisations populaires de 2007-2009 ont été conduites par un large rassemblement d’acteurs de la société civile et politique guinéenne, de toutes origines ethniques et régionales.
Des propos provocateurs visant la communauté peul
L’élection présidentielle, caractérisée par des faiblesses organisationnelles importantes et par une absence flagrante de confiance dans la neutralité de la commission électorale, n’a pas mis fin à la transition de la Guinée vers un système démocratique. Elle n’en constituait qu’une étape importante. Le dialogue politique, la médiation des organisations de la société civile et l’implication forte des acteurs régionaux et internationaux qui ont permis à la Guinée d’éviter le chaos au moment de l’élection présidentielle ne peuvent pas être aujourd’hui rejetés par des acteurs qui en ont profité pour accéder au pouvoir.
La rigidité du locataire de la présidence à Conakry est d’autant plus inquiétante qu’elle se double d’un discours ambivalent qui fait planer des doutes sur sa volonté d’apaiser les tensions ethniques ravivées par l’élection présidentielle, et notamment par un second tour qui avait pris les allures d’un duel entre un candidat Malinké et un représentant de la communauté peul. Des personnalités importantes comme le ministre de l’Intérieur, le médiateur de la République ou encore le gouverneur de Conakry, le commandant Sékou Resco Camara qui peine à incarner un régime civil démocratique avec son béret rouge et ses menaces dignes de l’époque Conté ou Dadis Camara, ont tenu des propos provocateurs visant explicitement ou implicitement la communauté peul, et cela sans que le président ne s’en émeuve. Il a semblé au contraire aller dans le même sens, en multipliant des allusions à des citoyens jamais identifiés adeptes du « sabotage » des actions de l’Etat, des non-dits qui rappellent de mauvais souvenirs en Guinée.
La mobilisation politique sur l’ethnicité n’est pas unique à la Guinée et il n’est pas réaliste d’espérer la voir reculer à court terme. Mais il y a des limites qui ne doivent pas être franchies, au risque de favoriser le passage de la violence rhétorique aux violences physiques intercommunautaires. Que des extrémistes qui ne jurent que par le référent ethnique existent aussi bien dans le camp de l’UFDG de Cellou Dalein Diallo que dans celui du président Condé ne change rien à la responsabilité singulière de ceux qui, aujourd’hui, incarnent le pouvoir d’Etat. La perspective des législatives ne saurait en aucun cas justifier une stratégie de la tension politico-ethnique. Lorsque des discours vicieux tolérés par les autorités publiques pénètrent les esprits de cercles de jeunes peu éduqués et frustrés par les conditions socioéconomiques d’un pays en crise depuis des décennies, qu’ils soient peul, malinké, soussou ou kissi, le pire n’est plus à exclure comme l’a montré l’exemple ivoirien. Les forces sociales et traditionnelles positives qui en Guinée ont souvent prôné la modération et la cohabitation pacifique des communautés ne résisteront pas indéfiniment au jeu malsain de ceux qui attisent les tensions à des fins politiques.
Processus électoral dans un contexte de suspicion généralisée
Il faut espérer que les propos conciliateurs tenus par le président Condé dans son discours de commémoration de l’indépendance le 2 octobre inaugurent une phase de rectification de sa gouvernance politique. Il nourrit manifestement de grandes ambitions pour son pays.
Aucun des objectifs de développement économique et social ne sera cependant atteint au bout de son mandat de cinq ans s’il n’opte pas pour le dialogue, la négociation et l’apaisement. Dans l’immédiat, l’organisation des élections législatives sur des bases consensuelles est la priorité. Il convient pour le gouvernement de suspendre tous les préparatifs électoraux, pour le président de rencontrer en personne les chefs des partis politiques du collectif pour la finalisation de la transition et de conclure avec eux un accord sur toutes les modalités du processus électoral. Dans un contexte de suspicion généralisée qui a peu de chances de changer dans les prochaines semaines, l’implication de facilitateurs extérieurs est indispensable: la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), l’Union africaine (UA) et les Nations unies doivent dès maintenant conduire une mission de bons offices à Conakry pour faciliter le dialogue politique et offrir ensuite une assistance technique pour l’organisation des élections législatives.
Gilles Olakounlé Yabi
Gilles Olakounlé Yabi est le directeur du Projet Afrique de l’Ouest de l’International Crisis Group. L’organisation a publié le 23 septembre 2011 un nouveau rapport, Guinée: remettre la transition
Source: SlateAfrique
Commentaires