Interview de Nabbie Ibrahim "Baby" SOUMAH dans l'émission « Fenêtre sur l'Afrique » de Radio Kanal K (Aarau, en Suisse) sur la Guinée et le Mali
Cette interview a été diffusée le 08 septembre 2012 et réalisée par Sylvain AMOS, animateur de l'émission « Fenêtre sur l'Afrique » de Radio Kanal K (Aarau, en Suisse) consacrée à la Guinée et au Mali en proie à des situations tendues et explosives
Sylvain AMOS : M. Nabbie Ibrahim SOUMAH , vous êtes juriste et anthropologue guinéen, et vous êtes actuellement en France. La police a sauvagement réprimé il y a quelques jours une manifestation du collectif des partis politiques qui demande la recomposition de la CENI avant les élections législatives. Qu’est-ce qui explique selon vous ce regain de tension en Guinée ?
Nabbie SOUMAH : La raison fondamentale de ce regain de tension est la rupture de confiance entre le pouvoir et l'opposition sur l'élaboration et la mise en place des mécanismes d'accès aux instances du pouvoir, notamment :
- sur l’opération de révision du fichier électoral ; pour rappel au départ le pouvoir voulait un recensement qui est une procédure particulière, longue, coûteuse et qui était perçue par l'opposition comme une manœuvre dilatoire et infondée ;
- sur le rôle de la CENI qui est l'organe principal de régulation des élections ;
- et, surtout, la crainte supposée du pouvoir d'une cohabitation avec un parlement où l'opposition serait majoritaire bien que l'on ait en Guinée un régime fortement présidentialisé avec un Président de la République aux pouvoirs omnipotents, prépondérants. Par exemple, le Président de la République peut dissoudre le parlement qui n'a pas, lui, le moyen de renverser le gouvernement qui a la maitrise de l'ordre du jour de l'assemblée nationale et la nomination dans ses commissions.
Quant à la répression sauvage de la police que vous évoquez, elle est malheureusement récurrente en Guinée : la violence politique de l’Etat, de ses démembrements, de ses forces paramilitaires contre les individus, les citoyens étant un fléau qui perdure dans notre pays. Pour trois raisons majeures :
- d’abord, l’accommodement à la culture de l’impunité, de l’injustice, à la violence, aux nombreux et répétitifs manquements aux droits de l’Homme depuis les années 50. Le sinistre camp de détention dénommé Boiro fut le lieu, l’illustration parfaite de la violence politique, en somme de l’avilissement de la personne humaine ;
- ensuite, l’absence de rupture avec le passé, l’absence « d’aggiornamento » ;
- enfin, l’absence de « clarification » dans le jeu politique guinéen ; nous passons d'un régime à un autre sans faire le bilan de ce qui nous est arrivé, sans faire « un background check » comme disent les Américains.
Sylvain AMOS : Le président de la Commission Électorale Indépendante, M. Lonceny Camara, a démissionné mercredi dernier. Après une audience avec le président guinéen Alpha Condé, M. Camara a précisé que cette décision devrait permettre de débloquer le processus électoral et de résoudre les différends politiques qui divisent actuellement les responsables politiques guinéens. Selon vous est-ce que la démission du président de la CENI va en réalité résoudre la crise politique que traverse actuellement la Guinée Conakry ?
Nabbie SOUMAH : La crise politique actuelle est beaucoup plus profonde ; ses origines sont multiples et ne datent pas d'aujourd'hui.
La démission de M. Lonceny Camara est à mon avis un épiphénomène ; car le nœud gordien du blocage politique et institutionnel actuel résulte du rôle technique et d'appoint ou bien du rôle central à attribuer au Ministère de l’Administration du territoire dans l'organisation des élections nationales.
Pour rappel, la loi organique 013 du 20 octobre 2007 relative à l’organisation, à la composition et au fonctionnement de la CENI conformément à l’article 133 de la Constitution avait été une concession du Président Lansana Conté à l'opposition après les douloureux et sanglants événements de juin 2006 et de janvier et février 2007.
Le pouvoir d'alors avait accepté de ne plus avoir un rôle central et principal dans l'organisation des élections nationales, mais de se limiter seulement à apporter une assistance technique et matérielle à la CENI qui était une structure paritaire et indépendante du pouvoir politique et était reconnue comme décisionnaire principal en matière électorale.
Sylvain AMOS : Nous avions appris aussi que finalement, le Collectif des partis politiques a retiré tous leurs représentants du gouvernement et également de la CENI. Le Collectif entend également poursuivre les manifestations sur toute l’étendue du territoire guinéen. Face à cette situation d’insurrection en Guinée. Est-ce qu’on peut dire que le président Alpha Condé est en train de perdre la confiance des guinéens qui l’ont élu en novembre 2010 à la magistrature suprême ?
Nabbie SOUMAH : Le retrait des représentants du Collectif des partis politiques et de l'ADP du gouvernement, du Conseil national de transition (CNT) l'organe législatif provisoire et de la CENI est à mes yeux tout à fait justifié et légitime face à l'entêtement du pouvoir contre un véritable dialogue qui est une vertu cardinale.
Par ailleurs, on ne doit pas parler d'insurrection mais de résistance face à la violence d'Etat, également de défense des libertés individuelles et collectives, des droits reconnus par la Loi Fondamentale du 07 mai 2010 , notamment en son article 10 qui consacre le droit de manifestation et de cortège qui est malheureusement perçu, qualifié d'insurrection, d'atteinte à la sureté de l'Etat par le pouvoir en place.
Toutefois, la perte de confiance vis-à-vis du pouvoir actuel ne peut être vérifiée qu'à travers des élections libres, transparentes et équitables. Ce que le pouvoir actuel n'est pas en voie, en mesure de garantir avec ses manœuvres dilatoires d'une part, et la persistance de vouloir imposer, pour l’opération de révision du fichier électoral, l'opérateur sud-africain Waymark dont les carences et les limites ont été mises en évidence par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), d'autre part.
Sylvain AMOS : Pour rappel, dès l’annonce de la victoire du président Alpha Condé, la Guinée avait été le théâtre de violences sporadiques à caractère politico-ethnique. Les partisans de Cellou Dalein Diallo, un des candidats, avait contesté les résultats du scrutin. Qu’est-ce qui explique selon vous le caractère ethnique qu’avait pris le déroulement des élections présidentielles en Guinée ?
Nabbie SOUMAH : C'est surtout dans l'entre-deux tour de l'élection présidentielle que la Guinée avait été le théâtre de violences sporadiques à caractère politico-ethnique, à Siguiri notamment.
A ma connaissance, M Cellou Dalein Diallo n'a pas contesté les résultats, mais avait plutôt fait preuve d'élégance républicaine en reconnaissant rapidement la victoire de son concurrent. Ce qui nous a évité des convulsions postélectorales dont on ne peut mesurer, présager l'ampleur, les conséquences.
En fait, l'ethnocentrisme prospère, se développe dans un pays lorsque l'Etat ne joue pas son rôle de régulateur social, lorsqu'on observe un recul de la laïcité, de la justice, des valeurs républicaines.
Cela devient le terreau de l'« ethnostratégie » qui consiste à vouloir exalter l'appartenance ethnique pour qu'un groupement humain accède au pouvoir ; ceci n'étant qu'une escroquerie politique, morale, une démarche mortifère qui altèrera la cohésion sociale qui est un impératif de survie pour toute nation.
Mais certains leaders politiques n'en ont cure et ne pense qu'à leur carrière politique et les prébendes, les avantages que l'exercice du pouvoir génère, leur offre.
Sylvain AMOS : Faisons un tour au mali pour parler de la crise malienne. La crise qui secoue le Mali depuis plusieurs mois interpelle beaucoup d’Africains avertis, épris de paix et de liberté. Il ne se passe pas un jour sans que les populations du nord du Mali ne soient victimes de graves violations de droits de l’homme. Une intervention militaire au nord du Mali avait divisé même les Maliens. Et finalement, le Président malien de transition a demandé enfin formellement l'aide de la CEDEAO, mardi 4 septembre, pour reconquérir le nord du pays aux mains des Islamistes. Pour le Collectif des Ressortissants du Nord du Mali, cette action est à saluer. En revanche du côté des militaires de l'ex-junte c'est la désolation totale. L'ex-junte se dit plutôt favorable à l'envoi de formateurs et d'appui logistique en matériel de guerre notamment aérien.
Selon vous, est-ce que l'intervention militaire de la CEDEAO va-t-elle résoudre la crise qui sévit depuis quelques mois déjà au Mali?
Nabbie SOUMAH : La réalité du pouvoir au Mali se trouve toujours entre les mains de ce que vous qualifiez d'ex-junte qui est cependant omniprésente au sein des rouages de l'Etat malien. Cette ex-junte craint de perdre le pouvoir à l'issue d'une éventuelle intervention militaire de la CEDEAO dont elle ne veut pas d'ailleurs la présence dans la capitale Bamako pour des raisons stratégiques sur le plan militaire.
Dans l'émission « La Grande Matinale » d'Eugénie Diécky du lundi 19 septembre 2011 dans la rubrique « Le club des indignés d'Africa n°1 », je mettais déjà en garde sur les effets induits, collatéraux de la guerre en Lybie avec des facteurs de déstabilisation, d'insécurité dans la zone sahélienne quant à la dissémination, la circulation des armes. Le Sahel, qui était déjà un épicentre du trafic de drogue, de faux billets et d'êtres humains, était devenu à son tour un épicentre, une zone de trafic d'armes de toutes sortes.
Pour rappel, lors de la guerre en Lybie, l'esprit et le contenu de la résolution onusienne n'ont pas été respectés ; mais cette guerre a malheureusement engendré la déstabilisation des Etats voisins de la Libye, à l'instar du Mali.
Je suis favorable à l'intervention militaire de la CEDEAO avec une assistance technique des Etats occidentaux, sinon il y aura un « effet domino » qui déstabilisera toute la sous-région, et même au-delà plus tard, si l'on reste inerte face aux exactions des « Islamistes » obscurantistes qui progressent sur le plan militaire.
Par ailleurs, j'estime et tiens à souligner que la religion est une affaire de conscience individuelle, de foi, de lien direct entre Dieu L'Omniscient et tout individu. Ce n’est pas un ménage à trois où toute interférence extérieure ne saurait être admise ; que cette interférence provienne d’une personne physique ou d’une institution quelconque.
Tout Etat ou groupement humain à l'instar des « Salafistes » obscurantistes du Nord du Mali devrait observer le sacro-saint principe de laïcité républicaine qui doit garantir, dans une stricte neutralité, toutes les convictions philosophiques et religieuses. Cette garantie passe notamment par la protection des lieux de culte et des monuments historiques.
Sylvain AMOS : Merci Monsieur Nabbie Ibrahim SOUMAH pour votre participation à notre émission « Fenêtre sur l'Afrique » consacrée à la Guinée et au Mali.
Nabbie SOUMAH : Je vous remercie, M. AMOS, de l'opportunité que vous m'avez donné pour émettre mon opinion, un point de vue sur des sujets qui préoccupent vos auditeurs et bien au-delà de votre antenne.
Nabbie Ibrahim « Baby » SOUMAH
Juriste et anthropologue guinéen
nabbie_SOUMAH @yahoo.fr
Paris, le 08 septembre 2012
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