Compaoré et la théorie du chaos
Depuis deux mois, les Burkinabè ne cessent de multiplier les revendications. Un meeting est prévu samedi 30 avril à Ouagadougou avec un mot d'ordre clair: «Blaise doit partir». Car il y a bien un avenir après Compaoré.
Qui a ouvert la boîte de Pandore au Burkina Faso? Les militaires pillards diront qu’ils ont emboîté le pas aux élèves qui incendièrent, à Koudougou, fin février 2011 des bâtiments publics. Les élèves rétorqueront que leur lutte politisée ne peut en aucun cas inspirer des actes de rapines à l’arme lourde.
La foire aux revendications
Mais le résultat est là: depuis près de deux mois, la foire aux revendications ne connaît pas de répit. La valse à trois temps de la contestation burkinabè donne le tournis aux citoyens. Tantôt «élèves-militaires-commerçants», tantôt «commerçants-élèves-militaires». Tantôt «Koudougou-Ouaga-Fada N’Gourma», tantôt «Tenkodogo-Pô-Dédougou». C’est à ne plus y reconnaître l’affable Faso où les bisbilles kaki ne débordaient pas, traditionnellement, des règlements de comptes au sommet.
Pour n’avoir pas sanctionné fermement les premiers dérapages militaires du 22 mars dernier, le pouvoir ne peut qu’assister, impuissant, à la succession de grognes «à la criée».
Le 27 avril, des commerçants de Koudougou —la ville d’où partit la contestation après la mort de l’élève Justin Zongo— incendient le domicile du maire de la ville, Seydou Zagré, membre du Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti au pouvoir. Ils mettent également le feu au local qui abrite la police municipale, à l’EPCD (l’établissement public chargé de la gestion du marché de la ville), ainsi qu’au domicile de son directeur. Les manifestants protestent contre la décision municipale de fermer une quarantaine de boutiques pour défaut de paiement de taxes. Ahurissante initiative de l’édile, au moment où les plaies sont toujours béantes dans la ville du Centre-Ouest.
Au même moment, dans la deuxième ville du Burkina, Bobo-Dioulasso —pour l’instant largement épargnée par les violences— ce sont les cotonculteurs qui voient midi à leur porte en revendiquant de meilleures conditions d’achat de leur production par les autorités en charge de l’organisation de ce secteur stratégique.
Dans la nuit, ce sont les CRS qui entrent dans la danse, réclamant une amélioration de leur situation financière. Une mutinerie éclate dans une caserne de la Compagnie républicaine de sécurité de Ouagadougou, dans le quartier de Dassagho. Un scénario devenu classique: des tirs se font entendre à l’heure précise où débute le couvre-feu en vigueur (22 heures); les hommes de tenue sortent dans la rue et tirent en l’air; dans des chambres investies par des odeurs de poudre, les riverains se couchent sous leur lit pour échapper à d’éventuelles balles perdues. Le 28 avril, vers 7 heures du matin, des tirs se faisaient toujours entendre dans le centre-ville, aux alentours d’un commissariat central entouré de barricades. Des tirs sporadiques retentissaient également dans la ville-garnison de Pô, à Dédougou ou à Fada N’Gourma…
Qui a peur de Blaise Compaoré?
La vague de contestations décousues ne s’interrompt pas au «pays des hommes intègres». Tout se passe comme si personne n’avait remarqué la nomination, le 21 avril, d’un gouvernement renouvelé à moitié, purgé de vieux dinosaures qui paraissaient indéboulonnables; comme si les autorités militaires n’avaient pas été décapitées pour répondre au manque de considération hiérarchique évoqué par les soldats; comme si l’ex-capitaine Blaise Compaoré, l’un des leurs, n’avait pas repris la main en assumant désormais le maroquin de la Défense.
Mais qui a encore peur de Blaise Compaoré? Qui est impressionné par le saupoudrage social effectué ces derniers jours par les nouvelles autorités? Pire: accéder à la revendication des uns —en indemnités ou en purge—, c’est encourager les autres à manifester à leur tour. Les forces de l’ordre fidèles à Blaise Compaoré évitent d’ailleurs d’affronter les mutins dans les rues. Triste spectacle d’une armée démissionnaire quand elle n’est pas rebelle. Et c’est l’image d’un Premier ministre, Luc-Adolphe Tiao, faisant le signe de croix que diffusèrent les antennes de la télévision nationale en début de semaine. Le pouvoir du Burkina Faso –laïque– n’a-t-il plus qu’à remettre son sort entre les mains du Tout-Puissant?
Les vaguelettes de contestations, même spectaculaires, peinent à devenir tsunami. Les multiples revendications sont d’autant plus difficiles à combiner que les modes de manifestation sont inconciliables. Les commerçants brûlent des commissariats et les hommes de tenue vandalisent des magasins. Pourtant, à bien y regarder, il existe un arrière-plan social commun. Classées posément, les demandes populaires tournent toutes autour de la justice et des conditions de vie. Justice au sens propre: enquête aboutie dans l’affaire Justin Zongo, ou plus large: considération accordée aux militaires. Conditions de vie corporatistes: indemnités militaires, ou conditions de vie «macroéconomiques»: diminution du prix des produits de première nécessité.
«Blaise doit partir»
Seuls les partis politiques, jusqu’alors lents à la détente, pourraient tenter une conjugaison de ces grognes disparates. Flanqués d’organisations de la société civile, ils annonçaient, dans leur conférence de presse du 26 avril, un meeting samedi 30 avril, place de la Nation à Ouagadougou. Le mot d’ordre est clair: «Blaise doit partir». Le positionnement est manifeste: Révolution du jasmin au Burkina Faso. Le chef de file de l’opposition burkinabè réclame «une thérapie de choc face à la crise actuelle que vit le pays».
Les syndicats, à mots plus ou moins couverts, hésitent à s’aligner sur cette manifestation politique qui cannibalise leur traditionnelle rencontre du 1er mai. Déjà qu’il sera difficile de mobiliser un dimanche matin…
Il paraît peu probable que la mobilisation de samedi prochain soit de nature à phagocyter le mécontentement militaire et à coaguler efficacement le blues de toutes les forces vives. Le président du Faso, réélu en novembre dernier, a beau jeu de contrecarrer le discours «Blaise et le chaos» par un «Blaise ou le chaos». La communauté internationale, acquise au traditionnel pôle de stabilité sous-régionale que constitue le Faso, pourrait le suivre sur ce terrain.
Théorie du chaos
Et pourtant. Rien n’interdit un peu de politique-fiction, ne serait-ce que pour corroborer l’hypothèse du vide que laisserait potentiellement le chef de l’Etat au pouvoir depuis 24 ans. D’ailleurs, même dans un scénario à plus moyen terme, Blaise Compaoré pourrait être amené à quitter constitutionnellement le pouvoir en 2015. L’article 37 de la loi fondamentale actuelle ne lui accorde plus le droit de se représenter à une présidentielle. Cette disposition fut suggérée par le Collège de Sages mis en place après l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en 1998. Ce sont exactement vers ces mêmes sages (chefs religieux ou traditionnels) que le pouvoir se tourne aujourd’hui pour un appel au calme. Compaoré osera-t-il violer leurs recommandations aussitôt après avoir instrumentalisé leur aura?
La théorie du chaos post-Compaoré est une manipulation de l’esprit qui exploite un contexte marqué par la culture de la chefferie à vie, le culte de la personnalité et l’omniprésence médiatique du chef de l’Etat. Elle ne peut occulter la liste de «candidables» qui sont déjà sur les rangs.
Gageons que le colonel-major Gilbert Diendéré, chef d’état-major particulier de la présidence du Faso, résistera à la tentation d’un sixième coup d’Etat pour le Burkina Faso. Fidèle entre les fidèles, il est le seul dirigeant militaire à avoir échappé à la récente purge dans le monde des treillis. C’est peut-être le signe qu’il garde un lien indénouable avec Compaoré. C’est peut-être la preuve que ses souvenirs personnels, notamment depuis l’assassinat de Thomas Sankara, constitueraient un pouvoir de nuisance plus important à l’extérieur du premier cercle du président. C’est peut-être la démonstration que Diendéré garde la main sur les leviers qui lui permettraient de perpétrer un putsch. À ceci prêt qu’il ne bénéficierait ni de la bienveillance des chancelleries, ni de la popularité dans les couches militaires ou civiles.
Les «candidables»
Il reste les candidats républicains à la succession de Blaise Compaoré:
Roch Marc Christian Kaboré, de par sa fonction de président de l’Assemblée nationale, est le dauphin constitutionnel. Président du CDP, le principal parti de la majorité, l’ancien Premier ministre pourrait revendiquer une investiture en cas d’élection anticipée. Mais il sait que son parti est un agglomérat de forces qui ne tiennent que sous la coupe de l’homme Compaoré. Et que, d’ailleurs, Compaoré a lui-même cessé de mettre tous ses œufs politiques dans le même parti, encourageant un réseau d’associations que Kaboré aurait peut-être du mal à séduire. Face à l’implosion annoncée du CDP, l’actuel chef des députés pourrait tout au moins espérer que la célèbre équation africaine se répéterait: «On n’organise pas une élection pour la perdre»...
Sur son flanc droit pourrait surgir Gilbert Ouédraogo, fils de l’ancien Premier ministre Gérard Kango Ouédraogo et leader de la version burkinabè du Rassemblement démocratique africain, l’ADF-RDA. Sa principale faiblesse est son improbable positionnement d’opposant de la majorité. Il continue de se réclamer de l’opposition, quand bien même il appartient, comme ministre des Transports, à un gouvernement qui n’est pas d’union nationale, arguant de son soutien au président pour lequel il a renoncé à représenter son parti à l’élection présidentielle. Sans le clin d’œil explicite d’un Compaoré retraité désireux de jeter un pavé dans la mare politique, le jeune avocat devra encore mûrir son parcours, toujours illisible.
Son frère ennemi de la mouvance libérale, autre «fils de», Hermann Yaméogo, enfant du premier président de la Haute Volta, tenterait sans doute de lui voler la vedette; comme Gilbert Ouédraogo lui vola son parti il y a quelques années. Yaméogo a pourtant deux points faibles dans l’opinion: il a soutenu l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et il n’a jamais été candidat à une présidentielle au cours des vingt années de sa carrière politique.
Dans l’opposition «active», le mythique historien socialiste Joseph Ki-Zerbo n’a pas eu de successeur d’envergure. À sa gauche, deux hommes agitent chacun leur légitimité. Arba Diallo, le maire de la ville sahélienne de Dori, issu du Parti africain de l’indépendance qui alimenta largement l’idéologie révolutionnaire des années 80, est arrivé en deuxième position à la dernière présidentielle. Bénéwendé Sankara, lui, se vêt du statut protocolaire formel de Chef de file de l’opposition, étiquette obtenue pour avoir piloté le groupe parlementaire d’opposition au plus grand nombre de députés. Le talonneur de Compaoré et l’opposant officiel du régime devraient composer en cas de vacance du pouvoir. Rien de moins simple, quand bien même leurs parcours idéologiques sont compatibles.
Reste le dernier venu dans la course à la présidence: Zéphirin Diabré, dissident du CDP qui a créé en 2010 l’UPC, l’Union pour le Progrès et le changement. Nombre d’observateurs considèrent son curriculum vitæ comme le plus présidentiable d’entre tous: ancien ministre des Finances remarqué et surnommé le «poète du gouvernement» pour son élocution remarquable, ancien président du Conseil économique et social, ancien député, ancien professeur à l’université d’Harvard, ancien administrateur associé au Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), actuel responsable Afrique et Moyen-Orient du groupe français Areva. Il allie expérience managériale, savoir-faire politique et notoriété internationale. Mais, peut-être gêné aux entournures par sa fonction actuelle, il n’a pas été candidat à la précédente élection, peut-être un peu trop jouée d’avance à son goût. Au cœur de la crise actuelle, il ne semble toujours pas pressé de plonger la tête la première dans les joutes politiciennes. Mais Blaise Compaoré n’est pas pressé, non plus, de quitter le pouvoir…
Damien Glez
Source: SlateAfrique
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